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Troglodytes du Sud-Ouest
Du Quercy à l’estuaire de la Gironde, de l’Agenais à la Saintonge, des ouvertures sombres dissimulées dans la paysage représentent autant de résurgences d’un monde souterrain largement oublié et ignoré.
Tout commence avec la roche qui nous raconte une histoire très ancienne, vieille de plus de 100 millions d’années. Au fond des mers tropicales de ces temps lointains s’accumulèrent des coquilles, des fragments de coraux ou d’étoiles de mer que des forces titanesques transformèrent en pierre puis amenèrent au cœur d’un territoire que, bien plus tard, les hommes allaient finalement coloniser.
L’obscur labeur des carriers
La pierre de Bourg ou le calcaire à astéries, forts de ces millions d’années d’existence, séduisirent l’être humain par leur solidité et leur longévité ; les pierres devinrent rapidement indispensables aux bâtisseurs. A la demande de ces derniers, une corporation allait braver les dangers du monde du dessous, s’enfonçant profondément sous terre à la recherche de matériaux de qualité. Poussés par les besoins grandissants des villes en expansion, ces carriers progressèrent jusqu’à épuiser certains massifs rocheux. Entre Bourg-sur-Gironde et Blaye, des enfants mirent à mal leur santé en manœuvrant, nuit après nuit, des brouettes lourdement chargées dans des boyaux trop exigus pour les adultes. Tous creusèrent jusqu’à en perdre la raison dans une folle course à la pierre. Malgré la surveillance des ingénieurs des mines, en certains lieux réputés, ils arrachèrent jusqu’aux derniers blocs rocheux, au mépris des règles élémentaires de stabilité qui imposaient de laisser autant de pleins que de vides. Dans des villes comme Saint-Emilion, ces travaux clandestins, menés jusque sous les principaux édifices, causaient les pires frayeurs. En terroir calcaire, ce monde du dessous, créé exclusivement de mains d’hommes, s’étendait inexorablement, marquant chaque jour un peu plus le paysage avec, ici, un vaste puits surgissant au milieu des bois ou, là, une nouvelle bouche s’ouvrant au bord de la rivière. Cette empreinte des carriers sur le paysage du Sud-Ouest ne cesse d’évoluer. En certains lieux, des galeries cèdent sous l’effet de l’érosion et bouleversent ainsi la topographie. Ailleurs, à l’aide de machines redoutables, l’homme s’attaque aux massifs épargnés par les ouvriers d’hier, grignotant les derniers pans rocheux et éventrant les galeries d’antan.
Maisons et églises creusées
Certains troglodytes ne se contentaient pas de travailler sous terre, ils y vivaient dans des maisons sans toit qu’ils creusaient eux-même. Des troglodytes modernes habitent encore certaines d’entre elles. Les quelques maisons sans toit, encore occupées et dispersées aux quatre coins du Sud-Ouest, ne représentent pas seulement une forme insolite d’habitat. Durant les siècles précédents, bon nombre d’hommes profitaient au quotidien des avantages de la vie dans le rocher. Les églises souterraines d’Aubeterre-sur-Dronne et de Saint-Emilion, des monuments exceptionnels, témoignent du génie des troglodytes, de leur extraordinaire capacité d’adaptation au milieu naturel. Elles prouvent que cette architecture en négatif pouvait se déployer sans retenue et conduire à des vides grandioses, véritables sculptures géantes destinées à accueillir en leur sein la foule des fidèles. A l’origine des ces deux sanctuaires, mais aussi des nombreux autres sites religieux plus modestes, la tradition évoque un saint homme, venu s’installer dans le rocher, aux premiers siècles du christianisme. Durant cette longue période s’étendant du IIIe au VIIIe siècle, ces ermites qui attaquaient les calcaires pour aménager leurs cellules furent certainement les premiers troglodytes du Sud-Ouest. Creuser son abri semblait la solution la plus naturelle pour celui qui faisait vœu de pauvreté ; la nudité des parois composait un cadre brut convenant parfaitement à la vie austère d’un anachorète.
Refuges dans la roche
Le monde du dessous offre bien d’autres avantages à celui qui sait en tirer parti. Lors des périodes troubles, notamment durant le Moyen Age et les guerres de Religion, naissaient des réseaux d’un genre particulier ; malaisés et dotés de pièges, ils se composent de salles reliées par des couloirs bas et étroits. Ces souterrains-refuges abritaient de petits groupes d’hommes cherchant à échapper aux pillards de passage. En Périgord, autour du XIVe siècle, profitant de hautes barres calcaires, certains creusèrent des cavités perchées au milieu de parois abruptes, à la fois refuges et postes de guet : les cluzeaux de falaise. Ici encore, l’homme s’adaptait à son environnement, inutile de creuser un couloir d’accès souterrain s’il pouvait le remplacer par une voie verticale tout aussi infranchissable.
Cultivateurs des ténèbres
Adaptation toujours, les carriers laissaient vacantes d’immenses galeries obscures et tempérées, dès le XIXe siècle, de nouveaux troglodytes - les champignonnistes - allaient en prendre possession pour entreprendre une activité inédite qui connaîtra un formidable succès. Comme du temps des précurseurs, dans les années 1950, la culture se faisait toujours sur des meules composées de fumier de cheval mêlé à de la paille et recouvert d’une couche de calcaire broyé. A cette époque, les ouvriers travaillaient 9 heures par jour, de 6 h du matin à 6 h du soir, et 6 jours par semaine. A l’embauche, ils s’installaient dans l’entrée de la cave, enfilaient leurs bleus de travail et leurs bottes, puis préparaient leurs lampes à acétylène. Une fois allumée, la flamme grandissait, dispensant une généreuse lumière qui éclairait parfaitement la galerie. Les ouvriers pouvaient alors se lancer dans le dédale de la champignonnière. Pour commencer, de 6 h à 8 h, tous partaient à la cueille avec leurs gros paniers. Vers 8 h, les ouvriers quittaient la carrière et marquaient une pause, alors que le camion de la conserverie venait chercher les champignons tout frais cueillis. D’ordinaire, à 9 h les ouvriers reprenaient le travail ; les moucherons allaient s’occuper des couches, d’autres manipulaient le fumier, certains raclaient et balayaient le sol de la cave. A midi venait la pause du déjeuner puis, à 2 h de l’après-midi, le travail reprenait et continuait jusqu’à 6 h. Il régnait une atmosphère toute particulière dans cet enchevêtrement de galeries sombres. Quand les ouvriers se déplaçaient un à un, ils avançaient au milieu du halo lumineux dispensé par la flamme de leur acétylène, seuls au cœur d’un noir absolu ; même les bruits des collègues disparaissaient très vite. Une de leurs terreurs était de « tomber sans lumière ». Les ouvriers se méfiaient aussi des clappes, ces pans de roche qui se détachaient de la voûte ou des parois des galeries. Aujourd’hui encore, quelques irréductibles se déplacent entre les sacs couverts de champignons et cueillent à la lueur de leur lampe acétylène. Malheureusement, les champignonnières souterraines souffrent de la concurrence de structures de surface entièrement mécanisées et à l’atmosphère parfaitement contrôlée. Les champignonnistes qui veulent rester en cave développent une production de qualité et assurent une vente directe de leur récolte, ils se tournent aussi vers de nouvelles espèces, beaucoup plus onéreuses, comme le Shii-také - le champignon parfumé des Chinois - ou le Pleurote.
Art des carrières
A force de fréquenter les cavités et de côtoyer leurs parois immaculées, carriers et champignonnistes se mirent à dessiner à même la roche, représentant leurs outils, des scènes de la vie quotidienne, des soldats, des bateaux, des animaux exotiques ou encore les figures historiques du moment. Ces œuvres, laissées dans la nuit souterraine, témoignent parfois d’un savoir-faire éprouvé, mais le plus souvent elles font preuve d’une certaine maladresse et d’une certaine naïveté. Cette spontanéité dans la forme et le fond correspond parfaitement à la définition des graffiti. Un désir de transmission et de témoignage transparaît inévitablement derrière ces représentations souterraines, une sorte de revanche pour ces carriers qui, dans l’ombre, extrayaient péniblement les pierres qui allaient servir à la construction, par d’autres, des monuments officiels exposés au regard de tous. Dans ce monde du dessous qui leur était si familier, les artistes des carrières se dérobaient au regard extérieur, ils ne s’exposaient qu’à la communauté d’initiés à laquelle ils appartenaient. Ils pouvaient s’exprimer librement, sans crainte de représailles, notamment de la part des autorités. Encore plus que les murs de surface, les parois des carrières souterraines offraient de vastes espaces de liberté, de larges supports pouvant accueillir les messages de ceux qui, ailleurs, devaient se taire.
Adaptation encore, celle de la nature qui allait profiter de ces espaces créés par l’homme et y envoyer ceux qui pourraient y trouver quelque avantage : fougères, mousses, mais aussi cloportes, araignées, crapauds et chauves-souris. Dans les galeries sombres aux parois nues, dans cet univers dépourvu des rayons nourriciers du soleil, là où toute existence semble des plus improbables, il suffit d’une chauve-souris ou d’un filet d’eau pour que se développent des bactéries, puis de minuscules insectes et même quelques arachnides.
Dans ce Sud-Ouest des calcaires, né des coquilles, de l’eau et du temps, une page de l’histoire de l’homme s’écrit sous terre, la roche en conserve encore quantité de traces.
Laurent Triolet
Texte paru dans Le Mois Scientifique d’Aquitaine, n°263/264, nov./déc. 2005.
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